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Entretien avec Jean Campiche

Partie IV – Les rencontres

A. Jack Heuer, un patron exceptionnel

Entretien avec Jean Campiche --- Jack Heuer --- ikonicstopwatch.com
visuel 1 : Jack Heuer

Pour moi c’est le meilleur patron que j’ai eu de ma vie et de loin ! Un passionné de sport, aimant la compétition, notamment dans le ski et l’automobile (il roulait en Porsche). Je m’entendais très bien avec lui. Quelqu’un d’agréable, qui avait un excellent contact avec les gens, mais pouvait avoir un caractère fort, et faisait valoir son point de vue.
C’était aussi un visionnaire, quelqu’un qui avait du nez pour développer ses futurs produits. L’utilisation du nom Carrera pour ses chronographes en est un très bel exemple un choix
extraordinaire qui s’est passé lors de sa rencontre avec les frères Rodríguez, en Amérique du Sud, à l’occasion de la Panamérica.

Très à l’écoute, il laissait beaucoup de liberté dans le domaine du chronométrage. Quand on lui expliquait quelque chose, un nouveau projet, c’était le premier à dire : « Ha ouais ! l’idée est pas mauvaise. Ca c’est bien comme idée. Essayez de mettre cela sur le papier. Faites moi un petit rapport ». C’est comme cela que le département chronométrage chez HEUER est devenu si important et reconnu, avec une progression incroyable dans l’électronique.

B. Clay Regazzoni, le frère suisse

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visuel 2 : Clay Regazzoni

Mon amitié avec Clay Regazzoni a été l’une des plus fortes. C’était l’un de mes meilleurs amis. Déjà, peut être parce que nous étions tous les deux suisses. Puis c’était un tessinois, donc un latin; quelqu’un d’extraordinaire, d’extraverti, qui aimait la vie, qui parlait avec la voix et les mains, qui savait rester calme mais pouvait aussi piquer de sacrés colères. Généreux, aimant les gens, il buvait volontiers un verre de vin avec les amis, les dirigeants, les journalistes ou les mécanos. Ce grand séducteur plaisait beaucoup aux femmes, tout en restant très professionnel. Pas le genre à passer une nuit blanche avant un grand prix, pour être dans les bras d’une belle.

On s’entendait comme des frères et nous nous sommes souvent fréquentés en dehors du cadre de la formule 1. Entre les grands prix nous étions, entre guillemets, en vacances et nous partions ensemble. Nous sommes allés en Californie, faire l’exploration de l’ouest californien en passant par Los Angeles, San Francisco, Las Vegas, le grand Canyon. On a eu des aventures incroyables, perdus dans le désert avec une voiture qui n’était pas faite pour y aller.
Nous avons fait plusieurs séjours à Hawaï et aux Caraïbes, après le grand prix des Etats-Unis. Nous louions des voiliers et naviguions pendant une partie des 15 jours qui précédaient le grand prix du Japon.

J’ai été très attristé quand il a perdu de peu le championnat du Monde de 1974. Grâce à sa grande expérience, il dominait la compétition, où son jeune coéquipier Niki Lauda marquait déjà les esprits, en réalisant neuf poles pendant la saison. Deux malheureux incidents, lui ont coûté le titre. D’abord au grand prix d’Autriche où je chronométrais, il s’est arrêté aux stands pour changer ses pneus. Alors que le pistolet de serrage de l’un des techniciens était bloqué sur la roue, Ferrari lui a donné le signal de départ. Clay, sans regarder dans les rétroviseurs, a passé la première et a démarré. La roue s’est complètement dévissée et est partie 50 mètres plus loin. Les mécaniciens ont du courir après, la ramener et la revisser. Il a perdu ainsi trois ou quatre places, correspondant au moins aux trois point synonyme de titre de champion du monde. Puis au grand prix du Canada, la voiture ne tenant pas le pavé, Ferrari a fait un réglage un peu particulier… mais cette option s’est avérée ne pas être la meilleure, lui coûtant de nouveaux des points.
La perte de ce championnat l’a poursuivi toute sa vie. C’était d’une grande tristesse et j’en ai été personnellement touché.

C. Gilles Villeneuve, le grand ami

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visuel 3 : Gilles Villeneuve

Gilles Villeneuve, j’ai vraiment aimé ce mec. Un gars stupéfiant et courageux, qu’Enzo Ferrari appréciait beaucoup et considérait comme son fils. Il était généreux dans sa conduite. Et pour la prise de risque… il était pire que Regazzoni, déjà bien ravagé ! (Clay traversait les villages à 90 voir 100 kilomètres heure à bord de sa Ferrari daytona).
J’étais souvent dans la voiture de Gilles entre l’hôtel et le circuit. Sa femme, pourtant habituée,
lui demandait de conduire plus prudemment : « Mais arrête de conduire comme ça ! Calme toi ! Tu prends trop de risque ! ». Pour l’anecdote, quand il arrivait au circuit après avoir fait une bonne course depuis l’hôtel, il lançait : « Et bien maintenant, je suis chaud, je vais faire des bons temps aux essais ». Ca montrait un peu sa manière de vivre, toujours à la vitesse supérieure ! Chez Ferrari, il était appelé « casse voiture ». Même si sa voiture était endommagée, il voulait absolument la ramener dans les boxs, quand bien même elle était hors d’état.

Avec son accent québécois très prononcé, les mécanos de Ligier venaient dans le stand Ferrari pour l’entendre parler un français qu’ils ne comprenaient pas. Ca les faisait marrer.

La période après son accident mortel, à Zölder en 1982, a été terrible. Pendant longtemps, il ne fallait pas me parler de Gilles Villeneuve, j’en avais les larmes aux yeux. Nous étions proches. A cette époque, il venait me voir avec sa femme et ses enfants, Mélanie et Jacques. Quand j’ai revu Jacques dans la formule 1, je lui ai rappelé qu’il dansait sur mes genoux quand il était enfant !

D. James Hunt, le fêtard

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visuel 4 : James Hunt

James Hunt je l’ai bien connu. C’était un bon vivant et un fêtard qui profitait de la vie. Il n’hésitait pas à s’enfiler deux, trois bières, pas avant un grand prix, mais la veille, très certainement. Et avec les femmes, il avait la réputation d’être un chasseur renommé ! Vous savez dans le monde de la formule 1, beaucoup de jolies admiratrices tournaient autours des pilotes. Alors certains «péchaient » ce qu’ils voulaient, et d’autres avaient un comportement plus réservé ou éduqué.

E. Niki Lauda, le professionel

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visuel 5 : Niki Lauda

Je n’avais pas des liaisons particulières avec Lauda. On se disait «Bonjour, Bonsoir» et de temps en temps, un petit voyage ensemble, mais ce n’est pas quelqu’un qui m’a particulièrement marqué . Il n’était pas extraverti et était souvent accompagné de sa femme.

Il a incarné une nouvelle ère de pilotes super professionnels. A 21 h 00, il était au lit, et, les matins des essais à Fiorano, il secouait les grilles à 08 h 00 et criait aux mécaniciens : « Ouvrez les grilles ! On est en retard ! ». En arrivant chez Ferrari, en 1974, il a rapidement fait sensation. J’ai bien vu que le team manager, Luca di Montezemolo, était impressionné par ses résultats.

Ce mec avait quand même un sacré courage. Vous savez, il était face à moi quand il a repris le volant au grand prix de Monza, un mois après son accident du Nürburgring. Il n’était pas beau à voir, sa figure et son crâne ensanglantés. Il termine quatrième je crois ! Chapeau !

Sa rivalité sportive avec James Hunt, relatée dans le film « Rush », a été ponctuée de grands moments, dont ce final sous une pluie torrentielle, au grand prix du Japon. Aux deux tiers de la course, Lauda a rentré sa voiture aux stands et a annoncé qu’il ne continuait pas à rouler dans des conditions pareilles. Cet abandon permit à Hunt de remporter le championnat du monde 1976 pour un point !

F. Ayrton Senna, tragédie et remise en question

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visuel 6 : Ayrton Senna

Ayrton Senna m’aimait bien. Il venait souvent me trouver pour avoir des informations de chronométrage : « Jean, Jean, may I see the times please ? May I see the speeds please ? ». Alors je demandais à Ferrari, si je pouvais lui donner quelques données, sans tout dévoiler. Et en général c’était Ok.

Son décès, le 1er mai 1994, sur le circuit de Saint- Marin a été choquant, éprouvant et traumatisant. Cet accident est arrivé dans un contexte particulier et sombre. Déjà le Vendredi précédent, lors des essais libres, Barrichello a perdu le contrôle de sa voiture qui monte sur les grillages, avec les tribunes derrière . C’était très dangereux mais Barrichello s’en sort. Le lendemain, Samedi, pendant les qualifications, l’autrichien Ratzenberger se tue. Et, finalement le Dimanche, l’accident d’Ayrton. Les premières images ne laissaient présager rien de bon…Mais plutôt que d’annuler le grand prix, car ça commençait à faire assez, un nouveau départ a été donné ! Deux voitures se sont touchées ! Un pneu est parti en direction des tribunes et c’est un hasard qu’il se soit arrêté avant. Un autre est allé vers le pitlane, manquant de dégommer des mécaniciens.
Malgré tout ça la course a été maintenue. Mes engagements et ceux de Tag HEUER, ainsi que notre partenariat avec Ayrton Senna, nous tenaient à assurer le chronométrage, mais je me suis dit : «Qu’est ce que je fais là ? Mais qu’est ce que je fais là ? ». Je suis passionné de sports motorisés mais là c’était inacceptable ! inacceptable !
Ayant fait de la compétition moto, je me suis donc vite remis en jambe. Par contre le directeur marketing de Tag HEUER qui m’accompagnait, a été sous le choc jusqu’au retour en Suisse. Émotionnellement cette journée a été pesante. Autant la formule 1, peut être extraordinaire dans des courses combattues, avec des duels entre des pilotes exceptionnels, autant vous pouvez avoir des remises en question lorsqu’il se produit des accidents pareils.

Heureusement, les améliorations sur les circuits et les voitures garantissent maintenant une meilleure sécurité des pilotes (et c’est aussi le cas dans la moto), car jusqu’en 1980 le nombre de morts en formule 1 et dans les courses parallèles était impressionnant.

G. Personnalités du show business

Quand vous travaillez dans le monde de la formule 1 qui est très fréquenté par des grandes stars, des politiques, il est clair que vous êtes amené à rencontrer des personnalités. Par exemple, je vous le donne, car c’est quand même rigolo, j’ai fait un baise-main à Liz Taylor à Monaco, au début de ma carrière en formule 1 ! J’ai connu des acteurs comme James Coburn, avec qui je déjeunais une fois par an ou Jean Tinguely, l’artiste pour leur raconter les exploits de la formule 1. J’ai eu de la chance de faire nombre de rencontres extraordinaires dans le milieu de la Formule 1. Ceci a marqué ma vie.