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Entretien avec Jean Campiche

Partie III – Chronométrage sportif et développements technologiques depuis 1970

Avec le Centigraphe, HEUER a déjà grandement amélioré le chronométrage. Notamment en sport automobile avec la version Le Mans; cet appareil électronique était un immense saut technologique en regard des traditionnels chronographes mécaniques manuels. L’exigence des performances et des contraintes inhérentes à la formule 1, amenaient HEUER à développer de nouveaux systèmes de mesure du temps. Grâce aux transpondeurs les concurrents étaient identifiables, le calcul des temps s’automatisait avec les ordinateurs et les moniteurs faisaient leur apparition. Du 1/10ème de seconde au début des années 70, les résultats s’affichaient au 1/1000ème à l’aube des années 80.
Ces avancées contribuèrent à changer les habitudes du chronométrage. Les petits stands artisanaux en bord de piste, abritant des chronométreurs équipés de chronographes mécaniques et de blocs de papier, furent remplacés par des moniteurs reliés entre  eux par d’interminables câbles.

A. Tour d’horizon des technologies développées

1. Photocellules et speedmeter

Les photocellules étaient souvent associées à un speedmeter, développé par HEUER dans les années 70, pour calculer la vitesse des véhicules.

a. Photocellules

Entretien avec Jean Campiche --- photocellule --- ikonicstopwatch.com
visuel 1 : photocellule HEUER

Une photocellule (visuel 1) qu’est ce que c’est ? Au début des années 70, c’était un phare de voiture, couplé à un petit récepteur, avec un transistor à l’intérieur. Lorsque le faisceau lumineux était coupée par une voiture, ça donnait une impulsion chronométrique. Voilà pour les premières photocellules.

Puis il y a eu une première évolution avec l’infrarouge. Un émetteur envoyait un signal vers le réflecteur qui le retournait. L’absence du signal de retour signifiait qu’une voiture passait. Ce système avait un inconvénient; il était limité en distance. La solution était d’avoir le récepteur et l’émetteur de part et d’autre de la piste. Cette installation a été la plus employée à la fin des années 70, en course automobile mais aussi dans le ski où les largeurs de piste étaient énormes (jusqu’à 50 mètres).

En formule 1, la fédération internationale a interdit ces photocellules dans les virages, suite à un accident sur le circuit Paul Ricard. Une voiture était sortie à haute vitesse dans la courbe de Signes qui suit la ligne droite du mistral et des photocellules étaient là. Un vrai jeu de quilles mais trop dangereux.

HEUER a aussi mis au point les photocellules bidirectionnelles. Elles fonctionnaient avec une optique très précise et ciblaient des points bien déterminés. Elles étaient positionnées à l’intérieur d’un virage en direction de la piste et mesuraient le contraste et le changement de lumière. On était capable de déclencher les impulsions, en étant du même côté du circuit (sans réflecteur, ni émetteur de l’autre coté) . C’était un produit de niche que l’on a un peu vendu en formule 1 et en ski. Leur principal inconvénient était leur difficulté de manipulation et leur sensibilité. Elles ne réagissaient pas de la même manière en fonction de l’intensité du soleil ou de la couleur de la voiture (les voitures rouges ne donnaient pas la même précision que les voitures blanches). Une bonne expertise était nécessaire pour les régler.

b. Speedmeter

Entretien avec Jean Campiche --- speedmeter --- ikonicstopwatch.com
visuel 2 : speedmeter HEUER

Au milieu des années 70, HEUER a sorti le speedmeter, un appareil pour mesurer la vitesse des voitures. Deux photocellules, placées à une certaine distance, étaient reliées à l’appareil qui calculait la vitesse.

Le speedmeter (visuel 2) a été un excellent produit pour HEUER. On en a vendu beaucoup dans la formule 1. Imaginez la ligne droite du circuit Paul Ricard… Sans exagérer, il y avait une forêt de photocellules montées sur les trépieds car la plupart des écuries avaient acheté une installation pour relever les vitesses de passage. Chaque écurie gardait jalousement ses mesures.

2. Identification des véhicules avec les transpondeurs

a. Présentation et démonstration d’un système de chronométrage révolutionnaire, l’ACIT, lors du grand prix de Nivelles en 1974

L’ACIT (pour Automatic Car Identification Timinig system) était composé de petits transpondeurs (émetteurs permettant l’identification de la voiture lorsqu’elle passe la ligne d’arrivée). Ceux-ci devaient être installés sur le roll bar de voiture (arceau de sécurité se trouvant derrière le casque du pilote). Ils émettaient un signal très directif en vertical. L’antenne de réception, équipée de capteurs, devait être installée au dessus de la piste sur la ligne de départ/arrivée. Les signaux reçus étaient fournis à un ordinateur qui enregistrait les temps de passage pour chaque voiture avec son numéro. Le traitement des informations permettait le calcul du nombre de tours, du temps au tour, des écarts, de la vitesse et d’effectuer un classement. Ces informations pouvaient être directement transmises sur des moniteurs TV, distribués à chaque team, aux officiels et à la salle de presse. Elles pouvaient être également imprimées ou transimes à la télévision.

Le déplacement de cette installation à Nivelles a aussi été une aventure. L’imposant ordinateur était de la taille d’une armoire et pesait bien 100 kilos. A cela, s’ajoutaient les accessoires nécessaires, des écrans et différents instruments, le tout dans une caravane tractée par la Volvo de HEUER. Ce poids a d’ailleurs failli coûter très cher en déstabilisant la caravane sur l’autoroute, qui a frôlé à plusieurs reprises les bas cotés ! Imaginez un tonneau avec tout ce matériel ! Ça n’aurait pas été une bonne pub !

Cette démonstration nous a permis de présenter un concept révolutionnaire de chronométrage à Bernie Ecclestone et à la FISA [NDLR : Fédération Internationale du Sport Automobile]. HEUER a été félicité et a reçu l’enthousiasme de tous : « It’s fantastic HEUER what you do ! C’est magnifique ! ».

Entretien avec Jean Campiche --- catalogue Marlboro HEUER pour l'ACIT --- ikonicstopwatch.com
visuel 3 : catalogue de présentation de l’ACIT en partenariat avec Marlboro

L’ACIT était un système extrêmement complexe nécessitant un gros investissement pour être finalisé et organisé, sans compter tout le personnel qui aurait été nécessaire pour le faire fonctionner. HEUER ne pouvait pas investir un tel budget sans aide extérieure. Les gens qui auraient pu nous aider c’était Marlboro (visuel 3). Ils faisaient des investissements fracassants dans la formule 1. Jack Heuer et moi avions des bons contacts avec leurs dirigeants. Nous leur avons expliqué que, financièrement nous n’étions pas capable d’assumer la fabrication et l’industrialisation. Malheureusement cette piste n’a pas abouti.

b. Transpondeurs Data Speed et bande adhésive 3M

L’utilisation des transpondeurs « verticaux » prévus avec l’ACIT s’avérait être compliquée. Le développement de nouveaux transpondeurs s’est donc révélé nécessaire avec l’antenne de réception au sol. Une solution est apparue avec la société Data Speed, que j’ai découverte, au cours d’un séjour à Long Beach, aux Etats-Unis. Ils faisaient alors des essais sur des véhicules de formule atlantic. Leurs transpondeurs se présentaient sous la forme de petits boîtiers avec une antenne latérale, placés à l’avant de la voiture. Je suis allé voir ces gens en leur expliquant que je travaillais chez HEUER, société suisse, spécialisée dans le chronométrage de sport automobile. On les a invité en Suisse pour démontrer leur technologie et trouver une solution pour la formule 1.

Le problème de l’installation d’une antenne de réception au sol, appelée loop (ou boucle), s’est posé. Les propriétaires ne voulaient pas de modifications sur leurs pistes.
La solution est venue de la célèbre société 3M, fabricant d’autocollants. On leur a acheté des bandes aluminium blanches, à l’origine destinées à la sécurité routière, mais que nous avons utilisées comme boucle de réception. La mise en place prenait au moins une demi-journée. Imaginez vous ! Jean Campiche à quatre pattes sur asphalte à brosser la piste, enlever la poussière, mettre la colle, puis tendre la bande adhésive ! Et pour garantir une bonne fixation, nous tapions la bande sur toute sa longueur, avec des marteaux en caoutchouc.

Cette solution fonctionnait plutôt bien mais à l’usage plusieurs problèmes sont apparus. Usure de l’antenne pendant la course ou arrachage partiel pendant les qualifications avec l’utilisation des pneus tendres, mais aussi influence des rails de sécurité trop proches de la piste comme à Monaco. Mais là encore des solutions ont été trouvées.

A la fin des années 70, ce système de chronométrage a été retenu, en adaptant les transpondeurs Data Speed; le boitier était dans le cockpit et l’antenne sortait sous le triangle de suspension, à l’avant du véhicule.

c. Poursuite des développements avec Longines

A la fin de 1979 dans un contexte économique défavorable (concurrence japonaise et début de la crise horlogère), HEUER a du renoncer à son partenariat avec Ferrari et se séparer de son département de chronométrage. C’est Longines, en 1980, qui reprendra le contrat avec Ferrari. Et Jean Campiche faisait parti de ce transfert. Le matériel et les développements effectués par HEUER sont également transférés. Longines a donc continué à utiliser les transpondeurs Data Speed sur lesquels leurs ingénieurs ont beaucoup travaillé pour en améliorer les performances sans arriver aux résultats espérés. De nouveaux transpondeurs ont été développés mais se sont révélés perfectibles et manquaient de fiabilité pour effectuer un chronométrage parfait. C’était très problématique d’autant plus que la société était chronométreur officiel de la formule 1.

En 1992 Tag HEUER assisté par Olivetti est ainsi devenu le chronométreur officiel de la formule 1. Cette association s’arrêta fin 1993, suite à des problèmes financiers et des conflits avec Bernie Ecclestone. Celui ci décida dès 1994 de continuer avec Tag HEUER comme chronométreur officiel et de reprendre en main tout le domaine informatique et de développer une nouvelle structure absolument gigantesque et incroyable.

d. Retour de Tag HEUER et transpondeurs AMB

Depuis quelques années, je militais pour un retour de Tag HEUER [en 1985: HEUER est devenu Tag HEUER] en formule 1, auprès de son directeur Christian Viros. Au début, il n’était pas vraiment favorable, trouvant ce projet trop cher. Mais finalement, cela est arrivé en automne 1991. J’ai arrangé un rendez-vous avec Olivetti et Bernie Ecclestone à Monza. Suite à une grande discussion, Tag HEUER est revenu dans la formule 1, comme chronométreur officiel. Ce choix a enthousiasmé Bernie Ecclestone qui connaissait l’implication de HEUER (et Tag HEUER) dans les sports automobiles.

En ce qui concerne les transpondeurs, la formule 1 et Tag HEUER ont fait un partenariat avec la société hollandaise AMB, avec qui Olivetti avait commencé à travailler du temps de Longines. Ce fabricant était réputé; il avait équipé avec ses transpondeurs, des voitures et des motos de compétition, dans le monde entier. Initialement, nous souhaitions que Tag HEUER puisse participer à l’évolution de leurs appareils. AMB a voulu garder l’exclusivité de leur technologie mais ont très bien collaboré avec Tag HEUER et la formule 1. Ces transpondeurs ont reçu l’appellation Tag HEUER.

e. 1995 : le transpondeur devient le roi du chronométrage

Pour prouver la précision des transpondeurs, leurs temps étaient comparés à ceux des photocellules. Suivant les circuits et les vitesses de passage des voitures, il pouvait y avoir des différences de temps de 2 à 4 millièmes de seconde ! Pas assez précis ! J’ai interdit à la formule 1 d’utiliser le transpondeur comme système principal de chronométrage… Ca c’est le caractère à Jean Campiche ! Je voulais avoir une précision garantie entre le temps de la photocellule et celui du transpondeur. Ceux ci furent fixés le plus bas possible sous la voiture et avec le même positionnement pour toutes les écuries.

Ce n’est qu’en 1995, suite à des améliorations, que le transpondeur est devenu le système principal de chronométrage, accélérant le traitement de l’information et de l’affichage des temps (visuel 5). Jusque là, il fallait attendre que l’ordinateur reçoive les informations des cellules et des transpondeurs, les compare et les valide avec le numéro des voitures. C’est pour cette raison que les résultats s’affichaient avec du retard, lorsque vous regardiez un grand prix à la télévision.

f. Jumpstart et transpondeurs

Ce système innovant a été utilisé par la formule 1 et Tag HEUER depuis 1995. Il détectait les faux départs grâce aux transpondeurs et à des récepteurs (ou sensors), placés dans des trous percés dans le bitume du circuit à l’emplacement de départ des voitures (visuel 4 et 5). Quand la voiture se déplaçait, l’intensité du signal émis par le transpondeur et reçu par le sensor, variait. On était en mesure de détecter si une voiture bougeait avant que le feu de départ ne passe au vert.

Entretien avec Jean Campiche --- detecteur et sensor Tag HEUER --- ikonicstopwatch.com
visuel 4 : Jean Campiche tenant un détecteur

Une ligne jaune sur la piste indiquait au pilote où positionner sa voiture pour être correctement alignée avec le récepteur.
Lors des premiers grands prix, certains pilotes pas encore habitués à cette nouveauté, furent pénalisés pour des départs anticipés ou mauvais positionnement de la voiture.
Puis en 1996, les pit stops ont été équipés des mêmes récepteurs (sensors) que le jumpstart. Quand la voiture s’immobilisait, on détectait son arrêt et le temps du pitstop s’arrêtait lorsque la voiture repartait. Le temps n’était pas toujours fiable à 100%, car la formule 1 n’était pas toujours positionnée correctement pour faire la bonne mesure. C’est pour cette raison, qu’aujourd’hui on attend de valider le temps d’arrêt aux stands pour l’afficher.

visuel 5 : interview de Jean Campiche au grand prix 1997 de F1 du Luxembourg

3. Utilisation de l’image dans le chronométrage

a. Vidéo et contrôle en formule 1

En formule 1, on a utilisé trois systèmes de chronométrage : les transpondeurs (le principal), les photocellules et la caméra pour la ligne d’arrivée. Si l’un était défaillant, on pouvait compter sur les autres. Certains prétendaient que deux systèmes étaient suffisants ! Non ! Il n’y avait jamais assez de sécurité ! Et le grand prix d’Hockenheim de 1994 en est un exemple éloquent !
Au début de cette course, il y a eu un énorme crash, endommageant une photocellule et l’antenne de réception de la ligne d’arrivée. Pendant trois tours notre chronométrage n’était plus fonctionnel… Plus d’information à la télévision ! Vous pouvez imaginer qu’avec ce genre d’incident mes premiers cheveux blancs sont arrivés ! Heureusement les techniciens sont intervenus rapidement. Tout fonctionnait à nouveau mais il nous manquait les temps des trois ou quatre premiers tours. La vidéo nous a sauvé ! En utilisant les images avec l’incrustation des temps, on a calculé les temps au tour de tous les concurrents pour les trois premiers tours.

Les caméras onboard (embarquées) nous ont également aidé pour réaliser des contrôles. Tenez, peu de temps après la mise en place des jumpstarts, une écurie contesta une sanction suite à un faux départ détecté par le système. C’était au grand prix d’Angleterre, je crois. Grâce aux images de la caméra embarquée de la voiture de derrière, on a prouvé que le faux départ était avéré. Sur la vidéo, on observait de la fumée autours des pneus de la voiture incriminée, alors que les feux de départ étaient encore au rouge. On a fait venir leur chef d’équipe pour lui montrer les images. Il a été obligé d’admettre que c’était correct.

b. Caméra au 10 000ème de seconde

En indycar, les voitures parcourent souvent un ovale en moins d’une minute, à 350, voir 400 kilomètres heure. Il arrivait d’avoir des temps au même 1000ème lors des qualifs. On a alors cherché un système capable de garantir le 10 000ème de seconde. J’ai discuté avec les gens en charge du chronométrage, là bas. On a testé leur matériel qui n’était pas suffisamment précis. Nous l’avons donc remplacé avec nos appareils déjà éprouvés.

Pour avoir la garantie du 10 000ème de seconde, j’avais demandé à utiliser des caméras. Ils employaient déjà des modèles du fabricant Finish lynx. Un développement à été fait, pour visualiser la voiture à chaque 10 000ème de seconde.

J’ai exigé que le temps de la caméra serve de référence pour vérifier ceux du transpondeur et de la photocellule. Dans les cas litigieux, avec deux compétiteurs séparés de quelques 10 000èmes de seconde, l’image de caméra faisait foi. En effet les photocellules n’étaient pas suffisamment précises, pour ces bolides lancés à 360 kilomètres heure. Pour information un 1/10 000ème de seconde séparant deux voitures à cette vitesse, ne représente qu’1 CENTIMETRE.

Suite à notre chronométrage en indy, nous pouvions dire : « Tag HEUER vous garantit le chronométrage au 10 000ème de seconde ». Nous avons fait appel à ces technologies dans le cadre d’autres événements, dont la « course des champions » au stade de France. Jean Christophe Babin [NDLR: PDG de Tag HEUER à l’époque] avait souhaité cette précision, qui s’est avérée utile pour certaines arrivées très serrées.

B. Rôle de Jean Campiche dans les développements

Même si j’étais ingénieur en électronique, ce n’était pas moi qui réalisais les produits. J’étais là pour dire, « voilà ce que l’on pourrait faire… Quelle application doit fonctionner dans quelles conditions ». Mon rôle était d’obtenir les informations pour réaliser un produit qui n’existait pas, ou pour en améliorer un existant. Je suivais aussi les grandes lignes de l’évolution de l’électronique pour les intégrer à nos développements. J’étais plus un guide que quelqu’un qui restait au laboratoire la nuit.
Néanmoins j’ai activement participé à la conception de petits appareils de chronométrage.

C. La mutation des acteurs du chronométrage

En 20 ans, le chronométrage, en particulier en sport automobile, passe d’un mode de fonctionnement manuel, à des systèmes électroniques automatiques et ultra précis. Les innovations technologiques s’accompagnent de changements importants dans l’organisation des principaux acteurs du chronométrage.

1. Des stands en bord de piste à l’informatisation du métier

Entretien avec Jean Campiche --- ma cabanne au Canada au grand prix de formule 1 de Montréal --- ikonicstopwatch.com
visuel 6 : Jean Campiche au gp de Montréal

Au début de ma carrière dans le chronométrage, les conditions de travail étaient plutôt spartiates. J’ai le souvenir du grand prix de Montréal (visuel 6) où, avec les mécanos de Ferrari, nous avions monté un stand au bord de la piste pour y installer notre matériel.
Nous devions composer aussi avec les conditions climatiques. Lorsqu’il pleuvait, nous n’avions pas d’autre choix que d’ouvrir le parapluie. Je me rappelle de deux grands prix où il neigeait et la température avoisinait les zéro degrés. Il faisait un froid de canard !

Sur des photos connues, on me voit installé sur des caisses au Nürburgring. Ces clichés ont été pris, à une époque assez difficile. J’avais récemment pris ma fonction de chronométreur officiel de Ferrari et je travaillais seul. Ce n’était pas évident, surtout pour les courses d’endurance qui duraient plusieurs heures. Pour l’une de mes premières courses, les 6 heures de Vallelunga, j’ai du tout mettre mettre en place et assurer le chronométrage. Techniquement tout devait fonctionner et … l’homme aussi devait fonctionner ! Quand vous aviez 6 heures de chronométrage , il fallait éviter de boire 3 cocas, car il n’était pas question d’aller aux toilettes. Alors imaginez les 1000 kilomètres du Nürburgring ou les 24 heures du Mans.

La plus part du temps, il fallait être « débrouille » . En formule 1, des amis m’aidaient à relever les vitesse et les temps. Ils s’asseyaient sur un cageot pour noter, sur un bloc de papier, les relevés que nous analysions à la fin des essais.

Entretien avec Jean Campiche --- ordinateur Olivetti p 6040 --- ikonicstopwatch.com
visuel 7 : Olivetti P6040

Dès 1978, l’olivetti P6040 (visuel 7), premier ordinateur portable sorti par Olivetti, enregistrait les temps et imprimait les classements, travail réalisé manuellement jusque là. J’avais juste à appuyer sur un bouton quand Mauro Forghieri [NDLR : directeur du département technique de la Scuderia Ferrari], me lançait « Jean ! Classifica ! ». L’imprimante à aiguilles sortait lentement et bruyamment le document. D’ailleurs cela agaçait Forghieri qui criait « Più velocce ! Più velocce ! » [NDLR : plus vite ! plus vite ! en italien].

En 1986, quatorze ans après le début de mon aventure chez Ferrari, je ne faisais plus vraiment du chronométrage mais du doublage. Je vérifiais que le chronométrage officiel soit correct. Je ne me sentais plus très utile, comme ça doit être le cas avec certains métiers aujourd’hui, remplacés par l’intelligence artificielle. J’ai donc dit stop.

2. Réorganisation du chronométrage en formule 1

a. Formule 1 et fédérations nationales

Pendant les années 70, le chronométrage officiel en formule 1 était assuré par des fédérations ou des groupes privés. Par exemple, en Italie, c’était la « federazione dei cronometristi », et en France, la « fédération française du sport automobile » (FFSA) qui avait des chronométreurs pour les courses de voitures. Chaque pays avait son propre système de chronométrage et, cela posait des problèmes. Ils ne connaissaient pas bien les voitures ou les casques des pilotes et n’étaient pas habitués à les chronométrer. Par conséquent, il pouvait y avoir des erreurs d’identification, en plus des erreurs de calcul.

À plusieurs reprises, je me suis rendu auprès du chronométrage officiel. J’entrais dans la tour de chronométrage « toc toc toc », et en voyant mon visage, on s’exclamait : “Quelque chose ne va pas ? Something is wrong ?” . Muni de ma bande de chronométrage, j’expliquais qu’il y avait une erreur ou un temps incorrect. Les calculs étaient vérifiés. Il pouvait y avoir un problème de décimales mais le plus souvent, les voitures étaient tout simplement inversées. Au début, on me demandait qui j’étais, mais au bout de deux ans, on me connaissait comme le loup blanc !

En contestant certaines erreurs, j’ai pu modifier la grille de départ de grands prix. Ferrari était bien content de troquer une troisième place pour une deuxième en première ligne, après l’une de mes interventions. J’ai même récupéré pour Regazzoni le meilleur temps au tour en course. La bande de chronométrage était vraiment utile.

b. Arrivée d’un chronométreur officiel en formule 1

En 1982, Longines est devenu le premier chronométreur officiel de la Formule 1, mettant un terme à l’organisation par fédérations nationales ou groupes de chronométreurs. Longines avait repris les concepts de HEUER mais en améliorant le système de chronométrage, en particulier les vitesses de calcul. L’informatique se développait. Les informations étaient distribuées sur les premiers moniteurs.

Au début, ces installations posaient des problèmes. Par temps de pluie, des courts circuits se produisaient sur les câbles. Les ondes employées pour distribuer les temps, pouvaient être perturbées par d’autres systèmes de communication. On voyait alors des zigzags sur les moniteurs. Cela a mis un certains temps pour que ces nouveaux systèmes soient vraiment fiables. Je suis resté chronométreur pour Ferrari avec Longines jusqu’en 1986 afin d’assurer cette transition. Longines est resté chronométreur officiel de la formule 1 jusqu’en 1991, puis est remplacé en 1992 par Tag HEUER.

3. Swiss timing

En 1972, dans un contexte d’innovation, mais aussi de crise et de concurrence, les entreprises Longines, Omega puis HEUER se sont regroupées pour former un pool nommé « Swiss timing ».

Swiss timing avait pour but de défendre la précision suisse face à la concurrence étrangère, principalement japonaise (Seiko, Citizen …). Ces trois entreprises restaient indépendantes. Cette association a signé d’importants contrats de chronométrages dont les jeux olympiques. Je me souviens que nous étions en charge de la luge et du bobsleigh pour les jeux d’hiver à Lake Placid en 1980, et pour ceux d’été, le military et le saut d’obstacle à Moscou cette même année.

En 1986 Swiss timing se transforma. D’association d’entreprises indépendantes, elle est devenue, sous l’impulsion de Nicolas Hayek [NDLR : président de Swatch], une entité du groupe Swatch au coté d’Omega, Longines, Rado, Tissot… Elle se concentre exclusivement sur le chronométrage.

D. Bilan et réflexions

1. Des Innovations technologiques au service de la précision

J’ai eu la chance d’avoir les capacités et les motivations pour travailler dans un métier, certes exigeant, mais au coeur des révolutions technologiques de ces dernières décennies ! Tag HEUER a toujours cherché des innovations pour garantir la plus grande précision, en particulier dans les disciplines sportives impliquant des vitesses élevées (formule 1, ski et même la voile où les catamarans filaient jusqu’à 80 kilomètres heure !).

Depuis mon arrivée, à l’époque des chronographes mécaniques, jusqu’au chronométrage officiel de la formule 1, en passant par le Centigraphe Le Mans, la précision a toujours été un must et un devoir ! Vous ne pouviez pas vendre n’importe quoi à des sportifs qui s’entraînaient et réalisaient des performances, parfois au péril de leur vie.

Cette précision a pu être garantie grâce à des équipements électroniques de très grande qualité. Je suis fier de dire que chez HEUER et Tag HEUER, les produits ont toujours été testés en conditions réelles ! Avec mes ingénieurs, nous allions sur des glaciers (à Zermatt ou Saas Fee) au printemps, quand la luminosité était au maximum, pour étudier et corriger les effets de l’infrarouge du soleil sur nos photocellules.
Notre politique d’excellence a également guidé nos choix de partenaires techniques; nous sélectionnions le meilleur dans son domaine. C’est par exemple, avec d’autres sociétés que nous avons amélioré l’efficacité des transpondeurs. Depuis les modèles de l’ACIT, en 1978 à ceux de notre partenaire AMB en 1995, la qualité a énormément augmenté.

En formule 1, le chronométrage est passé de 1/10ème, au début des années 70, à 1/100ème en 1978. Seulement quatre ans plus tard, les grands prix étaient officiellement chronométrés au 1/1000ème. Puis Tag HEUER a amené le 1/10 000ème en indycar ! Quand j’ai quitté la société, en 2009, j’avais des appareils qui mesuraient le 1/100 000ème de seconde !

Pour conclure ce point, je vous le lis un texte que j’avais rédigé pour un catalogue de 2004; il synthétise très bien ma vision du chronométrage chez HEUER et Tag HEUER : « Placé dans le peloton de tête des montres de sport professionnelles, Tag HEUER est également en prise direct avec les plus grands événements sportifs, parce que le chronométrage exige une maîtrise absolue de la technique. Pour traduire en minutes, secondes, millièmes de seconde, les exploits humains, Tag HEUER a choisi de mettre l’ensemble de ses connaissances au service de tous ceux qui doivent sanctionner ces performances ».

2. Savoir utiliser les innovations avec parcimonie

a. Affichage des données : le plus n’est pas toujours le mieux…

Les progrès des appareils de chronométrage et de l’informatique ont permis d’exploiter un nombre grandissant de données. Mais doit on systématiquement toutes les utiliser, parce qu’elles sont disponibles ? Je pense qu’il faut être mesuré…

En formule 1, Bernie Ecclestone voulait absolument afficher le plus d’informations possibles sur les écrans de télévision; certainement pour mettre en valeur son système de chronométrage personnel. Je me suis beaucoup battu avec lui sur ce point car, selon moi, le téléspectateur désirait voir les voitures, la difficulté à les piloter, … pas des listings à droite et à gauche. L’image vidéo devait rester l’élément central, d’autant plus que les cameras proposaient des plans magnifiques, dont les caméras onboard.
Les informations étaient là pour créer du suspens, pour aider à comprendre la course, pour évaluer la stratégie des écuries… « Après un changement de pneu, un pilote est-il plus rapide au tour , rattrape t-il son retard ? l’écart avec son prédécesseur se réduit-il avec la nouvelle stratégie de l’écurie ?… »

Du coté du ski, certaines « performances chronométriques » récentes ont selon moi tué le suspens. Sur les championnats du monde à Méribel 2023, Longines a déployé un nouveau système capable de suivre le skieur pendant toute la descente; des antennes placées le long de la piste localisaient le skieur, équipé d’un transpondeur fixé derrière son soulier. Vous saviez en direct, si le skieur améliorait le chrono, ralentissait, ou s’il allait gagner, avant même de passer la ligne d’arrivée ! Quel intêret ? Ca tue le suspens ! Où sont les émotions ? Pour moi ça va trop loin.
D’ordinaire, les temps de chronométrage intermédiaires étaient affichés quand le skieur atteignait des points de contrôle. Le spectateur devait patienter jusqu’à ce que le concurrent en franchisse un, pour savoir, si à ce stade de la course, il avait pris la première place. Cette attente créait une tension, une excitation !

b. Choisir la précision la plus adaptée

i. Système de détection

Il faut considérer le choix de la précision en fonction de la discipline sportive. A partir du 1/100ème de seconde, le chronométrage manuel n’a aucun sens. C’est du bullshit. Un humain a un temps de réaction trop long pour que cela ait un intérêt [NDLR : notre temps de réaction est de l’ordre du 1/10ème de seconde]. Il faut au moins une photocellule.

Au 1/10 000ème, la photocellule n’est plus suffisante. L’utilisation de précisions supérieures ne sont pas réalistes dans le domaine du chronométrage sportif.

ii. Disciplines sportives et précision

La précision choisie dépend également de la discipline sportive et des installations.

En formule 1, les voitures sont très rapides. Un chronométrage au 1/1000ème est justifié. Malgré cette précision, il est tout de même arrivé de rares fois, que des pilotes signent les mêmes temps. La presse en avait fait ses choux gras. C’était en 97, au dernier grand prix de la saison, à Jerez. Schumacher, Villeneuve et Frentzen avaient réalisé exactement le même temps. Les journalistes avaient estimé qu’il était impossible d’avoir trois temps dans le même 1/1000ème. Des articles ont commencé à sortir. Pendant des mois, j’ai dû répondre et expliquer, preuves techniques à l’appui, que le 1/1000ème était garanti (et qu’il n’y avait pas d’erreur dans notre chronométrage) ! Je me souviens que l’année suivante, alors que j’étais dans la salle de presse, deux temps étaient affichés sur les moniteurs avec le même millième de seconde. J’ai fièrement lancé : « Hey guys ! Sorry ! Have a look ! Two times excatly in the 1/1000th of second. Maybe a third one is coming soon ! ».

En Indycar, les formules sont un peu plus rapides et parcourent un ovale en moins d’une minute. Avoir des temps identiques dans un 1/1000ème de seconde arrivait plutôt souvent, d’où le choix de passer au chronométrage au 1/10 000ème de seconde.

Cependant la recherche de la haute précision à tout prix peut s’avérer inutile, voir contre- productive. C’est ce qui s’est produit aux jeux olympiques de Munich en 72. Swiss timing annonca fièrement chronométrer la natation au 1/1000ème de seconde. Au terme d’une course, deux nageurs sont séparés de seulement 1/1000ème. Cet infime écart a fait grand bruit. Quelqu’un a fait mesurer les dimensions du bassin. Il s’est avéré que sa construction n’était pas assez précise pour garantir un chronométrage au 1/1000ème de seconde. Suite à cela, le chronométrage est revenu au 1/100ème de seconde.

Pareillement pour le ski, même si les temps sont mesurés et calculés au 1/1000ème, il avait été décidé avec la fédération que les résultats calculés soient donnés au 1/100ème. La procédure de départ n’était pas compatible avec une précision plus élevée. En effet la manière dont le skieur ouvre le portillon peut influencer son temps de plusieurs millièmes.