Press "Enter" to skip to content

Entretien avec Jean Campiche

Partie II – Le Centigraphe Le Mans

A. Du Centigraphe au Centigraphe Le Mans

Basé sur une imprimante « Precisa », conçue par la société Suisse « Hermes Précisa » , une partie électronique a été intégrée pour en faire un appareil de chronométrage, capable d’imprimer les heures de différents événements (départ, arrivée ). Le Centigraphe, sous cette forme, sorti en 1970 ou 71, était déjà commercialisé auprès de clubs automobile ou de ski. Mais dans le cadre du partenariat avec Ferrari, il était nécessaire de suivre plusieurs voitures, d’où la création par François Prinz de claviers connectables les uns aux autres (visuel 1). Cette version, conçue en 1972 a été baptisée « Le Mans », du nom du circuit français où se déroule la célèbre course d’endurance des 24 heures. En effet Ferrari était à cette date, surtout concentrée sur les courses d’endurance, même si elle participait à quelques courses formule 1 avec Arturo Merzario et Jacky Ickx.
D’ailleurs c’est à Montchuick en 1973 que j’ai réalisé, mes premiers pas dans la formule 1, équipé du Centigraphe Le Mans. Ce n’est qu’à partir de 1974, avec les arrivées de Lauda et de Regazzoni que la priorité a été donnée à la formule 1.

B. Fonctionnement du Centigraphe Le Mans

1. Claviers et boutons

Sur différentes photos on voit que chaque clavier dispose de 5 boutons et offre la possibilité de sélectionner des numéros de voiture. Mon travail commençait par sélectionner, sur un premier clavier, les numéros que je désirais chronométrer; par exemple, dans le cadre du championnat de formule 1 de 1974, le bouton numéro 1 était assigné, à la voiture 11 de Regazzoni, le bouton numéro 2 à la voiture 12 de Lauda. Pour surveiller les temps des voitures concurrentes les plus rapides, des boutons leur étaient aussi associés ; ainsi le troisième pouvait correspondre à une Tyrrell… Les touches rouges et vertes étaient activées pour l’entrée et la sortie des pits (visuel 2).

J’étais installé dans le stand Ferrari (pour les courses d’endurance) ou du pitlane (pour la formule 1). Lorsqu’une voiture passait devant moi je pressais le bouton qui lui était associé, déclenchant l’impulsion de chronométrage.

A mes débuts, j’utilisais deux claviers pour suivre 10 voitures, puis un troisième clavier fut connecté pour en suivre jusqu’à 15 !

2. Identification et passage du véhicule

Le chronométrage avec le Centigraphe Le Mans se distingue en deux grandes phases : l’identification et l’impulsion. Lors de l’identification, le chronométreur doit reconnaître le véhicule en approche. A son passage, il presse le bouton associé à la voiture, donnant l’impulsion pour enregistrer son temps.

La première difficulté était d’identifier, en amont, la voiture, suivant sa couleur, sa forme, ou le casque du pilote… Des détails infimes, comme un rappel de couleur sur les ailerons pouvaient être déterminants pour distinguer deux véhicules de la même écurie. Dans certains cas, lorsque la voiture était seule, le bruit du moteur donnait une indication (visuel 3).

J’avais quelques astuces… Par exemple, si j’avais été surpris par un groupe de voitures, au tour suivant, je pouvais mieux anticiper, car il y avait de bonnes chances que ce groupe soit le même.
L’autre difficulté était de bien connaître la configuration du clavier ! Mentalement, savoir quel bouton correspondait à la voiture de Lauda, de Regazzoni ou d’un autre pilote pour le presser avec précision avant son passage (visuels 4 et 5).

Cela demandait une sorte de sixième sens, le « feeling ».

Tous les sens devaient être en éveil, car une fois que la voiture était passée, c’était trop tard ! La veille d’une course, il fallait éviter de sortir en discothèque et de boire trop de champagne… ou trop de whisky (je préfère le whisky !). Il fallait être réactif ! Dans le milieu de la formule 1, mon surnom était le pianiste car en me voyant actionner rapidement les différent boutons, on avait l’impression que je jouais du piano ! Cependant, mon instrument, le Centigraphe Le Mans ne produisait aucune musique, mais des temps !

3. Difficulté de l’automatisation avec des photocellules

L’utilisation du Centigraphe Le Mans branché à une photocellule était différent. L’impulsion était déclenchée automatiquement par la photocellule, sorte d’oeil électronique, quand la voiture passait devant. Il était cependant nécessaire d’activer le bouton correspondant au véhicule (visuel 6) avant son passage pour que le Centigraphe enregistre son temps (visuel 7).

En course, l’utilisation des photocellules n’était pas vraiment idéale car si un groupe de voitures trop rapprochées passait, la photocellule, déclenchait l’impulsion seulement au passage de la première (visuel 8).

4. Calcul et résultats

Le Centigraphe mesurait le 1/1000ème de seconde mais la version Le Mans était programmée pour donner les résultats au 1/100ème Il imprimait sur une bande de chronométrage (visuel 9), le numéro de la voiture, les heures de passage, les temps au tour avec le nombre de tours correspondant et les écarts.

Entretien avec Jean Campiche --- bande de chronométrage du centigraphe le mans de HEUER --- ikonicstopwatch.com
visuel 9 : bande de chronométrage

5. Alimentation

Le Centigraphe était alimenté en 220 Volts par un générateur Honda. Je laissais aux mécanos de chez Ferrari, la responsabilité de son approvisionnement en essence, afin que garantir que celui-ci ne tombe pas en panne sèche.

C. Unité de mesure, temps de réaction et précision

Quand j’étais concentré je pouvais garantir une précision de +/- 5/100ème de seconde, donc 1/10ème au passage des voitures.
Jusqu’en 1977, la plupart des temps officiels étaient souvent donnés au 1/10ème de seconde ou au 1/100ème, parfois déjà au 1/1000ème.

D. Le Centigraphe Le Mans et Ferrari

C’est François Prinz qui a eu les premiers contacts avec la Scuderia Ferrari. Les oreilles de HEUER ont sonné lorsque la société apprend que le constructeur automobile recherchait une société en Suisse pour développer des appareils de chronométrage. Des relations existaient déjà dans le monde de la course automobile dont Jo Siffert.
Ayant la chance d’avoir le contact direct avec Enzo [NDLR : Ferrari] des rendez-vous ont été organisés avec Jack Heuer.

HEUER a ainsi proposé à Enzo Ferrari et aux ingénieurs des appareils fournissant mesures et datas les plus utiles pour aider Ferrari à améliorer les performances de ses voitures.
Comme je l’expliquais à des journalistes, le sponsoring était différent à l’époque; ce n’était pas HEUER qui arrivait avec une valise débordant de billets, comme dans les dessins-animés. C’était une réelle collaboration technique, en échange de quoi nous pouvions afficher le logo de la société sur les voitures et les combinaisons des pilotes.

Le partenariat commença officiellement en 1971 avec les premiers rendez-vous et les développements de ce qui allait devenir le Centigraphe Le Mans, construit sur la base du Centigraphe. Comme dit précédemment, la version Le Mans comprenait des claviers permettant le suivi de plusieurs voitures. Même si Ferrari participait déjà au championnat du monde de formule 1, le constructeur était alors surtout impliqué dans les courses d’endurance. C’est donc dans le cadre de ce type d’épreuve que de nombreux tests furent réalisés par François Prinz et une personne de chez Ferrari. Deux données étaient particulièrement importantes: le nombre de tours et le temps au tour.

La comptage du nombre de tours était indispensable pour la gestion des pneus et surtout de l’essence ! Il ne fallait pas rappeler les voitures aux boxs un tour trop tard pour éviter la panne sèche. D’autre part les temps au tour étaient nécessaires pour comparer les performances avec celles de la concurrence.
Le contrat passé avec Ferrari a été l’occasion de développer d’autres instruments, comme de nouvelles photocellules, le minitimer pour les temps partiels ou le Speedmeter pour la mesure des vitesses.

E. Centigraphe Le Mans et assistants de chronométrage

Pour le relevé et le classement des temps, Jean Campiche avait besoin d’un ou d’une assistante. A l’époque de Gilles Villeneuve, c’était sa femme Joann qui s’occupait de cette tâche (visuel 10). A d’autres occasions ce pouvait être l’amie d’un pilote ou un aide de chez Ferrari. A chaque passage, l’assistant récupérait les temps nets qui sortaient de l’imprimante pour les copier sur des feuilles au format A4, avec des colonnes pour chaque pilote et sur une plaquette disposant de petites tirettes. Chaque fois qu’il y avait un meilleur temps, la position de la tirette était changée, l’ancien temps était effacé et le nouveau écrit au feutre (visuel 11). Ce système permettait de visualiser rapidement le classement. Cette plaquette était montrée aux pilotes lors de leurs arrêts aux boxes et aux ingénieurs.

F. Centigraphe Le Mans et autres chronomètres

1. Avant le Centigraphe Le Mans

Avant mon arrivée chez Ferrari et l’utilisation du Centigraphe Le Mans, le chronométrage se faisait avec un chronographe mécanique manuel. Il en était de même pour les autres écuries. Par exemple Michèle Dubosc, de l’écurie Ligier et Anne Bosnard, chez Renault, utilisaient des chronographes à rattrapante [NDLR : la rattrapante est une aiguille permettant de relever des temps intermédiaires]. Quand une voiture passait, le temps du chronographe était arrêté, puis l’heure de passage noté. Le calcul du temps au tour, qui est la différence entre deux heures de passage, se faisait de tête … et ces filles étaient incroyablement performantes pour faire ces opérations de tête si rapidement. Elles étaient fantastiques.

Le chronographe manuel mécanique permettait déjà de faire un bon travail, mais ça devenait plus approximatif dans le cas d’un groupe de voitures très rapprochées. Imaginez, si trois voitures passaient ensemble, vous ne pouviez pas lire trois temps sur le chronographe, alors on prenait le temps de la première et on ajoutait, par exemple, 1/10ème de seconde à la seconde voiture, puis un autre à la troisième.

Pour avoir le temps au tour d’une seule voiture, les chronométreurs utilisaient également des planches de chronométrage (visuel 13), que nous avons beaucoup vendues dans la formule 1, et le sport automobile en général. Trois compteurs mécaniques étaient montés sur la planche. Une commande métallique, permettait en une seule pression d’agir sur les trois compteurs de telle manière que, l’un soit arrêté (indiquant le temps du précédent tour), l’un soit remis à zéro (pour le tour suivant) et le dernier soit démarré (mesurant le tour en cours).

2. Les préférences de Jean Campiche

J’ai adoré surtout les chronographes manuels mécaniques que l’on utilisait dans le sport. J’en ai récupéré un de chez Ferrari qui ira bientôt au musée Tag HEUER, à La Chaux-de-Fonds. Quand j’ai quitté Ferrari, ils m’ont demandé « tu veux quoi ? ». J’ai reçu une ceinture en cuir signée et j’ai pu garder ce chronographe qui m’avait souvent servi (visuel 14).
J’ai toujours eu de l’amour pour ces pièces, d’ailleurs aussi utilisées dans le chronométrage du ski ! Cet intérêt de la mécanique m’est resté aussi au niveau des montres : par l’intervention humaine, ces mécanismes restent exceptionnels par leur complexité, leur fonctionnement et leur précision.

J’ai aussi apprécié, le chronosplit, qui était un chronographe bracelet électronique muni de deux affichages. J’avais celui de la série limitée produite pour Ferrari avec le fameux cheval.

La miniaturisation et les performances de l’électronique étaient spectaculaires, mais je vibrais moins pour ces appareils. Mais le « must » était bien le Centigraphe.